Les études marketing sur la touche
Lorsque la crédibilité des études est mise à mal par un changement de dénomination
Au cours des dix dernières années, de nombreuses grandes sociétés américaines ont rebaptisé et repositionné leur département d’études. Ce qui s’appelait autrefois « Marketing Research Department » s’appelle désormais « Consumer Insights Department ». Ce passage aux « consumer insights » est une nouvelle tendance américaine, qui semble également prendre racine en Europe : en France, de plus en plus de sociétés mettent en place un « Département des Consumer Insights »… parfois même en lieu et place de leur traditionnel « Département Etude marketing ». Et il y a fort à parier que cette tendance perdurera, étant donné que les sociétés se mettent généralement au diapason. Cette nouvelle désignation coïncide avec une nouvelle vision de la fonction Etude marketing, et pourrait s’avérer une dramatique erreur de stratégie.
Le mouvement prend racine dans la conviction, partagée par de plus en plus de sociétés, que les « insights » représentent l’objectif ultime des études, quels qu’en soient leur réalité effective. Il existe bien une définition, dans le monde des études en France, selon laquelle un « consumer insight » est une « opinion ou attente détectée chez les consommateurs d’un produit ». Mais encore faudrait-il savoir ce que signifie à l’origine le mot « insight »… En anglais, il revêt bien des sens, depuis celui, lorsqu’il est utilisé au singulier, de « perspicacité », jusqu’à celui, au pluriel, d’« aperçus clairvoyants », de « découvertes pénétrantes » face à un problème. Dans l’imaginaire collectif des sociétés, la quête des « consumer insights » est devenue un idéal quasiment mystique, la connaissance suprême poursuivie par tous les responsables marketing. L’importance accordée à ces « aperçus clairvoyants », l’effort déployé dans leur quête, la confiance absolue qui leur est vouée, quels qu’ils soient, font oublier qu’en réalité, c'est bien souvent l’analyse de simples données, de simples faits qui conduit à des découvertes et des décisions profondes en matière de marketing.
Quelles que soient l’origine et la cause de cette tendance, la focalisation sur les « consumer insights » est une grossière erreur de stratégie marketing. Si les responsables études veulent voire le champ de leurs responsabilités réduire, et s’ils veulent basculer dans une approche irrationnelle de leur métier, alors l’orientation systématique de leur travail sur des « découvertes pénétrantes » est le cap à tenir. S’ils souhaitent au contraire honorer leurs responsabilités et exercer un plus grand rôle dans la stratégie et la prise de décision au sein de leur entreprise, l’appellation « Consumer Insights Department », et en France « Département Consumer insights », ne transmet pas le bon message. Pour quelle raison affirmons-nous cela? Quel type d’hérésie prêchons-nous? Et de quelle manière pourrions-nous lancer un défi à la mode des « consumer insights », à la mythologie des « aperçus pénétrants » ?
Reprenons au début, et voyons ce que signifient et impliquent les mots « marketing » et « consumer ». « Marketing » est, en français comme en anglais, un terme large et englobant. Il comprend l’étude du marché, la planification et la gestion des ventes, la stratégie et le positionnement de la marque, la publicité, la communication, la distribution, la gestion des conditions de paiement, le suivi commercial, l’évaluation de la concurrence, l’étude des besoins des consommateurs, les analyses de clientèle, l’optimisation des ventes et l’évaluation de la satisfaction client. Notez bien que la dimension « consumer », c'est-à-dire le consommateur, ne constitue qu’une dimension du marketing. En prenant « consumer » comme définition du domaine plutôt que « marketing », les responsables études des sociétés se retranchent dans une partie du champ d’investigation du marketing, réduisant d’autant l'étendue et la portée de leur expertise. La toute dernière tendance des compagnies américaines à créer des départements « Shopper insights » montre d’ailleurs bien que « consumer insights » est un terme réducteur. Les études liées au comportement client ont toujours fait partie des études en marketing, mais il faut maintenant créer un département complètement nouveau, puisque « consumer insights » n’est pas assez large pour inclure le comportement des acheteurs sur le lieu de vente. Mais la réduction du champ d’application des études ne constitue pourtant qu’un aspect de cet aveuglement du marketing.
Regardons de plus près les enjeux sémantiques des mots « étude » et « research », par rapport au mot « insight ». Le mot « étude », de même que « research », fait référence à un processus méthodique (qu’il s’agisse d’une approche quantitative ou qualitative), l’application d’une approche scientifique à des questions d’ordre marketing : l’analyse des causes et des effets ; par exemple, les leviers d’un comportement ou d’une attitude, et leurs conséquence en termes de consommation et d’achat. Le mot « étude » bénéficie d’une aura d’objectivité : celui de l’observation systématique et de l’analyse des faits et des preuves. Lui sont donc associées des valeurs de crédibilité, de recherche de la vérité.
Ces connotations contrastent lourdement avec la valeur sémantique du mot « insights ». En anglais, « insight » constitue linguistiquement une forme d’oxymore, qui signifie littéralement, « voir à l’intérieur de quelque chose », c'est-à-dire précisément là où nous ne pouvons pas voir. « In-sight » signifie savoir ce qu’il y a dans la boite, sans même prendre la peine de l’ouvrir ; ou deviner, à la vue de sa couverture, ce que raconte un livre. Voir ce qui ne peut être vu présuppose des aptitudes magiques et mystiques. De plus, « insight » traduit parfois l’idée de voir quelque chose de l’intérieur, ce qui revient à dire que le spectateur adopte un point de vue subjectif, celui de l’objet observé. Il voit et comprend l’objet comme s’il était dedans, ou comme s’il était cet objet. « Insight » présente ainsi la même valeur qu’en français le mot « intuition », qui signifie étymologiquement « voir de l’intérieur », et a pris la valeur d’un mode de connaissance immédiat, sans intermédiaire, et d’ordre émotionnel. Si elles adoptaient le point de vue du consommateur, les études marketing perdraient ainsi leur perspective extérieure, objective – et c'est précisément l’écueil que tout bon chargé d’études se doit d’éviter. En outre, la forme au pluriel d’« insight » suppose qu’une étude est considérée comme la somme de résultats hétérogènes, « d’intuitions » multiples. En latin, « intuitio » désignait d’ailleurs l’image des choses renvoyées par un miroir ; c'est-à-dire, de simples reflets du réel, ne bénéficiant d’aucune prise de distance, d’aucune mise en perspective. Si elle persistait à poursuivre l’idéal des « consumer insights », les études marketing en viendraient donc à exprimer de simples « aperçus » de la perception du consommateur… et aboutiraient à une réflexion indisciplinée et chimérique, sans analyse transversale ni conclusions stratégiques.
Voyons maintenant les origines et les possibles raisons du changement de nom des départements études. L’usage de « consumer insights » pour décrire la fonction « Étude marketing » est apparu comme une marotte. Les sociétés américaines sont très sensibles aux effets de mode, et leurs sièges tendent parfois à devenir des tours d’ivoire détachées de toute réalité. Le terme a probablement été adopté sans faire l’objet d’une évaluation spécifique. Mais au-delà, existerait-il des raisons plus profondes à l'adoption rapide du terme « consumer insights » ?
Quelqu’un, quelque part, a lancé la mode des « consumer insights ». Comment et pourquoi cela s’est-il produit? Les véritables raisons se sont probablement perdues dans les mémoires embrumées, mais essayons d’y voir plus clair... Il était une fois, il y a de nombreuses années de cela, au sein de sociétés américaines, des départements d’études marketing très, très influents. Les responsables études détenaient l’autorité exclusive de la connaissance, et l’utilisaient pour exercer leur influence au sein de la hiérarchie de l’entreprise. Trop souvent peut-être, les responsables études usèrent de leur pouvoir « scientifique » pour s’opposer aux espoirs, aux plans et aux convictions de leurs supérieurs du département marketing et des dirigeants de l’entreprise. Ceux-ci en prirent ombrage, vivant mal ce droit de veto. De là à supposer que le changement de « Marketing Research Department » en « Consumer Insights Department », était une tentative (consciente ou non) de réduire le pouvoir et l’influence du département des études marketing, il n’y a qu’un pas. Les « consumer insights » représentent quelque chose que la direction peut accepter, suivre ou rejeter. Ce ne sont finalement que des intuitions, voire… des vues de l’esprit. Les termes « research » et en français, « étude », sont quant à eux beaucoup plus exigeants. On ne peut pas ignorer des « research findings », des « résultats d’étude ». Ces derniers réduisent la liberté de décision des directeurs de marque, des responsables marketing et de la direction. Notre hypothèse est que derrière le changement de dénomination, il existait une intention de réduire l’influence des responsables études dans les processus de décision, voire de les neutraliser.
Voilà, vous savez tout ! Vous pouvez désormais éviter sciemment l’écueil de débaptiser votre Département Etudes marketing - voire, si c'est malheureusement chose faite, faire marche arrière et abandonner l’appellation « Département Consumer insights »… Hissez fièrement le drapeau de l’autorité scientifique, accordez-vous une augmentation et récupérez votre gloire passée !
Gwenaelle de Kerret à Paris dans un institut d’études international. Elle est spécialisée en sémiologie et en approches d’analyses linguistiques, et est titulaire d’un DESS de Communication et Sémiologie. Vous pouvez la joindre à l’adresse gwenaelledekerret@gmail.com.
Jerry W. Thomas est président /PDG de l’institut Decision Analyst, institut d’étude américain dont le siège est à Dallas-Fort Worth, Texas. Il est spécialisé en stratégie de marque et en positionnement marketing. Vous pouvez le joindre à l’adresse jthomas@decisionanalyst.com ou au 00 1 817-640-6166.
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Information sur les auteurs
Jerry W. Thomas
Chief Executive Officer
Jerry founded Decision Analyst in September 1978. The firm has grown over the years and is now one of the largest privately held, employee-owned research agencies in North America. The firm prides itself on mastery of advanced analytics, predictive modeling to maximize learning from research studies, and the development of leading-edge analytic software.
Jerry is deeply involved in the firm’s development of new research methods and techniques and in the design of new software systems. He plays a key role in the development of Decision Analyst’s proprietary research services and related mathematical models.
Jerry describes himself as a student of marketing strategy, new product development, mathematical modeling, business survival, and economic growth. In his spare time, he likes to work on his farm in East Texas where he grows grapes, apples, pears, pecans, plums, and peaches; a forest of native trees, grasses, and insects; and wild plants of many types.
He graduated from the University of Texas at Arlington, earned his MBA at the University of Texas at Austin, and studied graduate economics at SMU.
Gwenaelle de Kerret
Gwenaelle de Kerret works for a major European research agency, and lives in Paris, France. She specializes in linguistics and semiotic analyses, and holds a master’s degree in communication (linguistics and semiotics) from La Sorbonne University, Paris.
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